Quand on évoque les régions les plus touristiques d’Allemagne, on ne pense pas spontanément à la Sarre. Et pourtant, ce petit Land recèle un site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, qui attire au moins une centaine de milliers de visiteurs par an : la Völklinger Hütte. Cette aciérie, vieille de 150 ans, mais largement intacte, est aujourd’hui à la fois un site consacré à l’histoire de la métallurgie, et un lieu où se déroulent toutes sortes de manifestations culturelles. Or, derrière l’attrait du lieu, se cache une histoire très sombre que Margaret Manale entend faire connaître grâce à la biographie de Hermann Röchling qu’elle vient de publier aux éditions Max Milo.
Se définissant comme germaniste, historienne et ethnologue, Margaret Manale s’intéresse de longue date à la question ouvrière. Elle a notamment publié une biographie de Karl Marx [1], un livre consacré à l’habitat berlinois au début du XXe siècle [2], et traduit un ouvrage du socialiste libertaire Gustav Landauer [3]. Depuis une vingtaine d’années, elle a exprimé, dans de nombreux articles des revues L’Homme et la société et Les Temps modernes, son inquiétude face à la transformation rapide des villes et des monuments allemands depuis la Réunification. Elle s’est en particulier intéressée à la conversion des sites industriels en lieux de mémoire, dénonçant dans une optique marxiste leur instrumentalisation au service d’une « histoire transnationale […], [d’]un récit qui réconcilie l’histoire allemande avec celle de ses voisins » (p. 334) pour conforter l’Allemagne fédérale dans sa position de rempart face au bloc soviétique. Sa volumineuse biographie d’Hermann Röchling est le résultat de ces années d’enquête, menées avec la volonté de déterminer « pourquoi tous (sic) les grands noms de l’industrie qui ont conduit l’Allemagne et le monde à un désastre sans précédent n’ont pas eu ensuite […] à répondre de leur pleine et entière responsabilité » (p. 17). Contrairement à ce qu’elle pense (j’y reviendrai), elle s’inscrit ainsi dans un mouvement historiographique assez récent, qui cherche à faire la lumière sur les collusions d’intérêts entre de nombreuses grandes entreprises allemandes et les dirigeants nazis. Les cas de Hugo Boss et de Continental sont exemplaires à cet égard.
La maison Röchling
L’histoire d’Hermann Röchling est d’abord celle d’une dynastie de barons du fer implantée depuis le milieu du XVIIIe siècle dans la région de Sarrebruck. Les ancêtres d’Hermann s’adonnent d’abord au commerce du charbon, puis acquièrent une mine de charbon près de Sulzbach, et entrent vers 1860 dans le capital d’une société qui va construire des hauts-fourneaux à Pont-à-Mousson. En 1881, Carl Röchling – le père d’Hermann – achète une fonderie à Völklingen, puis cède en 1889 ses parts dans l’entreprise de Pont-à-Mousson pour financer la construction d’une seconde fonderie, à Thionville. La Moselle, alors annexée au Reich, est en effet une région très riche en minette, un minerai de moindre valeur à cause de sa teneur en phosphore, mais à partir duquel les métallurgistes réussissent tout de même à produire de la fonte grâce à un procédé inventé en 1877 par deux cousins anglais, Sidney Gilchrist Thomas et Percy Carlyle Gilchrist.
Hermann prend la succession de son père à la tête de l’entreprise familiale en 1898, et bientôt, un réseau de chemins de fer privé relie les sites d’extraction à la fonderie de Thionville, qui produit de la « fonte Thomas », ainsi qu’à l’usine de Völklingen, spécialisée dans l’affinage. Dans le même temps, l’industriel continue à investir dans les matières premières, en acquérant notamment des gisements de potasse.
Selon Margaret Manale, la Grande Guerre n’a pas seulement fai la fortune de la maison Röchling. Elle a aussi révélé la convergence des intérêts socioéconomiques de la plupart des élites. Dès 1914, Hermann Röchling propose en effet au chancelier Theobald von Bethmann Hollweg de repousser les frontières occidentales du Reich pour gagner tout le terrain de la minette. Et durant toute la durée du conflit, l’industriel devient l’un des fournisseurs des armées, produisant notamment à partir de 1916 jusqu’à 90% de l’acier brut utilisé pour la fabrication des nouveaux casques. Les mines et les usines de la région de Briey (Meurthe-et-Moselle) sont pillées au profit des sites situés sur la partie de Lorraine annexée depuis 1871, et des prisonniers de guerre sont utilisés pour les opérations de démolition. Bien que sous le coup d’un mandat d’arrêt, Röchling n’est jugé que par contumace, car il jouit de l’immunité diplomatique que lui confère son statut d’expert auprès de la commission d’armistice à Versailles. Et de fait, il n’est jamais incarcéré malgré sa condamnation à 10 ans de réclusion criminelle.
Hermann Röchling, de criminel de guerre à criminel contre l’humanité
Le traité de Versailles ayant fait perdre à la famille Röchling ses mines et ses hauts-fourneaux lorrains, Hermann lutte durant les années 1920 pour que la Sarre, provisoirement sous mandat de la Société des Nations, revienne dans le giron allemand. Très actif, il fréquente l’élite nazie, dont il partage le nationalisme et l’antisémitisme. Même s’il ne peut pas être considéré comme un soutien du parti national-socialiste aussi influent que Hjalmar Schacht ou Fritz Thyssen − cosignataires en 1932, avec d’autres personnalités du monde de la finance et de l’industrie, d’une lettre appelant le président Paul von Hindenburg à nommer Adolf Hitler chancelier −, Röchling s’engage tout de même clairement à l’échelle locale en faveur du NSDAP.
De plus, son souci de garantir aux aciéries allemandes un approvisionnement suffisant en matières premières répond aux projets d’autarcie du gouvernement allemand. En 1936, l’industriel fait même parvenir à Adolf Hitler ses « réflexions au sujet de la préparation et de la conduite de la guerre », dans lesquels il dessine un protocole d’armement automatique pour l’infanterie. L’année suivante, Röchling − dont l’entreprise s’est hissée parmi les 100 plus importantes du pays – fait partie avec quelques autres dirigeants comme Friedrich Flick d’un conseil économique de guerre, dont la mission est d’adapter les capacités de l’industrie privée aux demandes des armées.
Après la capitulation française en juin 1940, Röchling est nommé commanditaire du Reich pour l’industrie métallurgique en Lorraine. Son objectif étant de procéder à une germanisation totale de l’industrie sidérurgique, il contribue à la spoliation de biens dans les territoires incorporés au Reich, et au remplacement des ouvriers et des cadres lorrains par des Allemands. Au fil des années, son influence politique et économique est de plus en plus importante. Il prend ainsi la direction de la Chambre de commerce et d’industrie de Metz en 1941 ; devient délégué du Reich pour le fer et l’acier dans les régions occupées en 1942, sur nomination d’Hermann Göring ; et est honoré en mai 1944 du titre de « pionnier du travail » pour son œuvre en faveur de la « rationalisation et du progrès social dans le domaine de la métallurgie ».
En réalité, les succès d’Hermann Röchling reposent sur une armée de travailleurs esclaves, et c’est à ce sujet que l’ouvrage de Margaret Manale nous livre ses pages les plus intéressantes. Durant la Seconde Guerre mondiale, des dizaines de milliers de travailleurs étrangers se sont retrouvés dans les mines et les aciéries dirigées par Röchling : prisonniers de guerre ou civils déportés vers le Reich au titre du Service du travail obligatoire (polonais, espagnols, belges, français, maghrébins), puis prisonniers de guerre soviétiques et italiens (internés militaires italiens), ces deux derniers groupes étant les plus mal traités. Alors même que les conditions de vie (hygiène déplorable, nourriture très insuffisante) et de travail (journées de 9 heures minimum, rares congés, mauvais traitements) de ces hommes et de ces femmes étaient épouvantables, Röchling demande régulièrement que le temps de travail soit allongé et que les mesures disciplinaires envers les réfractaires soient alourdies. Les conditions les plus inhumaines étaient d’ailleurs subies par les travailleurs issus du « camp de punition » (Straflager) d’Etzenhofen, situé à proximité de Völklingen. S’il n’a pas été possible de déterminer si l’ouverture de ce camp pour étrangers fut d’abord voulue par Röchling ou par la Gestapo, il est incontestable que ces travailleurs forcés ont fourni à l’aciérie une main-d’œuvre corvéable à merci.
De plus en plus proche d’Albert Speer − ministre de l’Armement et des munitions en 1942, puis ministre de l’Armement et de la production de guerre l’année suivante −, Röchling participe en 1944 à l’aménagement d’une usine souterraine à Thil, en Lorraine, destinée à la fabrication de missiles V1 et V2, dans laquelle il détache 700 ouvriers spécialisés de ses aciéries. Mais, sentant la défaite approcher, il fait détruire les archives de Völklingen à la fin de cette même année 1944, puis s’enfuit au printemps suivant avec Speer à Heidelberg, avant d’être arrêté par les Américains et incarcéré à Nuremberg.
Contrairement à son ami Speer, Röchling échappe au procès de Nuremberg en 1945-1946, car les juristes n’ont pas eu le temps de réunir assez de preuves contre lui. Il n’est finalement jugé qu’en 1948 par le tribunal militaire français de Rastatt, près de Karlsruhe. Mais pour que les actes qui ne se sont pas déroulés sur le territoire français puissent être jugés, un tribunal international doit être constitué. Röchling y est accusé de crime contre la paix, de crimes de guerre, et, cette fois, également de crimes contre l’humanité. Condamné à 7 ans de prison – puis à 10 ans au terme du procès en révision −, il est libéré dès le mois d’août 1951 et décède en 1955. Pour Margaret Manale, cette libération précoce s’explique par le « besoin urgent [de l’Occident] d’une puissante industrie métallurgique afin que ce nouvel État allemand puisse prendre sa place dans une Europe prospère et pacifique » (p. 292). Selon d’autres historiens, Röchling aurait été libéré pour raisons de santé, avec l’interdiction de revenir dans la Sarre. Quoi qu’il en soit, il est certain que la plupart des grands chefs d’entreprise allemands ont bénéficié dans la zone Ouest, durant les années 1945-1955, de « bons Persil » (Persilscheine), c’est-à-dire qu’ils ont été globalement blanchis de leurs crimes pour garantir la continuité de l’économie allemande. C’est ce que rappellent notamment deux ouvrages récents consacrés aux dynasties industrielles allemandes, celui de David de Jong et celui de Zachary et Katharina Gallant [4].
Avec le rattachement de la Sarre à la République fédérale d’Allemagne en 1957, dans un contexte de guerre froide, c’est une nouvelle histoire qui commence pour les aciéries Völklingen, jusqu’à leur fermeture définitive en 1968. Et il faut attendre les années 1960 pour que d’anciens travailleurs de force demandent le versement de réparations aux héritiers de l’entreprise Röchling – demandes qui n’aboutirent à l’ouverture des archives que dans les années 1990.
Comment écrire l’Histoire ?
L’ouvrage de Margaret Manale est très détaillé, et il sera sans doute utile à tous les historiens de l’économie allemande du XXe siècle, en particulier s’ils ne maîtrisent pas l’allemand. Il a également le mérite de rappeler que si le national-socialisme fut en premier lieu une idéologie – à laquelle Hermann Röchling adhérait totalement −, le Troisième Reich et ses crimes furent aussi rendus possibles par la complicité active d’hommes économiquement et politiquement puissants, avant même l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir.
On sera en revanche beaucoup plus critique envers Margaret Manale lorsqu’elle affirme que « l’étude de la “solution finale” du point de vue de ceux qui la planifièrent […] et firent en sorte que l’industrie réponde aux besoins de l’œuvre d’extermination » constitue « un blanc » historiographique (p. 16). Les références bibliographiques datées qu’elle cite donnent à penser que l’autrice n’a qu’une connaissance limitée de l’existence de travaux historiques récents, pourtant de grande qualité, consacrés à cette question. Depuis le début des années 2000, on voit en effet surgir un intérêt renouvelé pour les questions économiques, qui relativise le poids de l’idéologie dans la politique du Troisième Reich et au sein de la population allemande. Pensons en particulier aux études de Götz Aly et Susanne Heim en Allemagne, et surtout d’Adam Tooze en Grande-Bretagne. On pourrait citer ici également l’ouvrage collectif dirigé par Paul Erker et Toni Pierenkemper consacré aux « entreprises allemandes, de l’économie de guerre au miracle économique ». Quant aux nombreux ouvrages en langue allemande consacrés à Röchling, Margaret Manale les balaye d’un revers de main en les considérant soit comme très incomplets, soit comme apologétiques. Il est enfin vraiment regrettable qu’elle ne juge de l’état de la recherche sur une question aussi importante qu’en ne consultant que quelques sites et quelques encyclopédies en ligne.
Cela nous ramène à la question initiale de l’autrice, celle de l’écriture de l’Histoire à l’ère Internet (épilogue). Ses réflexions sur Wikipedia comme lieu de neutralité des points de vue, et des mémoires européennes comme « produit d’échange globalisé » (p. 330) ne sont pas sans intérêt. Mais ici se révèle la plus grosse faiblesse de l’ouvrage : son manque de neutralité scientifique. Car, dans sa volonté de défendre sa lecture visiblement marxiste de l’histoire, Margaret Manale en vient parfois à tenir des propos irrecevables. Ainsi, elle affirme à propos de l’Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918 (dir. Stéphane Audoin-Rouzeau, 2004) et de La Guerre-monde 1937-1947 (dir. Alya Aglan et Robert Frank, 2015) :
Les deux guerres mondiales ont fait l’objet d’ouvrages de la “global history”, courant historiographique mondialisé qui vante la “plus-value” d’un point de vue “transnational” […]. Or, le paradigme transnational “formate” le champ d’observation de ces auteurs de manière à ne retenir que des événements et des faits qui mettent à distance tout ce qui rappelle les ambitions territoriales des élites […] depuis les débuts de l’industrialisation. (p. 318).
Cela dit, à condition de faire abstraction de ce parti pris et de quelques inexactitudes, on peut saluer l’intérêt de l’autrice pour la manière dont les entreprises affrontent, ou non, leur passé nazi aujourd’hui. Et l’on trouvera surtout le plus grand mérite de l’ouvrage dans l’évocation des souffrances inhumaines que Röchling fit endurer durant la Seconde Guerre mondiale aux travailleurs esclaves de ses aciéries – des hommes et des femmes dont la mémoire ne doit pas disparaître.
Margaret Manale, Hermann Röchling. La fabrique du Troisième Reich, Paris, Max Milo, 2023, 422 p., 22,90 €.
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